Pourquoi les animaux nous touchent ?

Pendant longtemps, les animaux n’étaient considérés qu’en fonction de leur utilité. Aujourd’hui, ils suscitent en nous d’authentiques émotions et font parfois même partie de la famille. Qu’est-ce qui nous attire vers eux ? Un vide affectif ? Une misanthropie galopante ? Ou est-ce une nouvelle façon d’envisager les êtres et les choses ?
Vêtue d’une jolie robe à carreaux, Fanny sait donner la patte. Hélène, sa maîtresse, est très fière d’elle. Fanny n’est ni un toutou, ni un matou, mais un iguane : un gros lézard qui, a priori, n’a rien de touchant. Toute créature à poil ou à plume capable de nous autoriser à croire qu’une relation affective est possible peut devenir notre animal de compagnie. C’est le désir d’un amour inconditionnel qui nous pousse vers les animaux. Le pire des crétins est idolâtré par son chien, qui lui reste fidèle et ne le juge pas, même quand il tire trop brutalement sur sa laisse ou le rudoie.

Selon une hypothèse en vogue chez les anthropologues, nous serions génétiquement programmés pour être émus par les créatures dotées d’yeux ronds, qui poussent des petits cris et paraissent vulnérables comme nos bébés humains. De là, la tendance marquée à fondre devant les chiots et les chatons. Et le réflexe de parler « bébé » avec nos compagnons à quatre pattes. « Où l’est le gros “ouah-ouah”, le gentil toutou, le mignon minou ? » Selon Dominique Guillo, sociologue et anthropologue, auteur de Des chiens et des humains (Ed. Le Pommier, 2009), cette habitude, à première vue très régressive, est plus rationnelle qu’il y paraît : elle tient à ce que nous savons de la compréhension très limitée de nos compagnons. Sans oublier que « l’animal semble adorer ça ».

Une transmission familiale et culturelle
Les très jeunes enfants arrachent les ailes des mouches sans états d’âme. L’enfant est un pervers polymorphe qui fait feu de tout bois pour satisfaire ses pulsions, disait Freud. En revanche, en grandissant, les petits élevés dans des familles où les animaux sont bien traités considèrent naturellement le chien ou le chat comme un bon copain. Sur trois cents enfants de 13 ans, 90 % ont indiqué que l’animal fournit de l’amour sans condition. Seuls 10 % ont déclaré qu’il n’y a aucun avantage à prendre un chat, un chien ou un hamster. S’il n’est pas problématique d’être relativement indiff érent aux animaux, jouir de les torturer pourrait favoriser un avenir de délinquant, voire de tueur en série. Ceux qui déclarent avoir fait souff rir des animaux par plaisir dans leur enfance commettent plus d’actes violents que la moyenne des gens. Et parmi des meurtriers accusés de crimes sexuels, 46 % se montraient, enfants ou adolescents, cruels avec les animaux.

Pourtant, en voyageant dans d’autres pays, nous verrons fréquemment des gamins et des adultes maltraiter des animaux sans défense ou décréter qu’ils sont sales, impurs. Nos émotions sont aussi le produit d’un apprentissage, d’une transmission familiale, culturelle. Peut-être faut-il avoir appris que les chatons sont mignons pour avoir envie de les câliner. D’ailleurs, des siècles de philosophie classique nous ont appris à opposer l’homme à l’animal, être inférieur, machine insensible. « Non, je ne devrais pas être aussi touchée par les animaux, par leur fragilité, je ne peux pas supporter l’idée qu’on leur fasse du mal. Ce n’est pas normal », s’inquiète Marie-Laure. « Parfois, effectivement, une sensibilité débordante vis-à-vis d’eux vient compenser une incapacité à se laisser aller avec les humains, explique le psychanalyste Gérard Morel. Mais il n’y a pas forcément erreur dans l’émotion extrême face à l’animal. » En sa présence, en effet, nous produisons de l’ocytocine, l’hormone de l’attachement, facteur de bien-être, sécrétée dès que nous sommes entourés de gens de confiance.

Selon Dominique Guillo, la thèse selon laquelle l’animal ne serait qu’un substitut, un doudou vivant pour échapper à la solitude ou réparer l’absence d’enfant, est démentie par la réalité : « C’est surtout dans des familles que vivent les animaux de compagnie. Des gens qui ont beaucoup d’amis et une vie professionnelle bien remplie en adoptent. » Et la relation avec l’animal peut parfaitement combler, jusqu’à un certain point, nos besoins de sociabilité. Dans des moments de déprime, de fragilité, elle peut même être préférée à l’échange avec nos semblables. Car face à Médor ou à Fifi , nous n’avons pas à préserver une bonne image de nous-mêmes, à faire des efforts.

Moins décevants que les gens
L’impératif moral selon lequel il faut s’occuper des humains avant de penser aux chiens dissuade d’avouer ses sentiments tendres pour le genre animal. Comme s’ils étaient volés aux humains… Or, une étude récente (In Pourquoi les gens ont-ils la même tête que leurs chiens de Serge Ciccotti et Nicolas Guéguen – Dunod 2010) montre que communiquer avec un animal développe nos capacités d’attention à nos semblables. Et effectivement, la plupart des grands humanistes (Montaigne, Gandhi, Hugo…) ont aussi été des défenseurs des animaux. Il est vrai que Brigitte Bardot s’est souvent fait remarquer par des comportements et des propos pas du tout empathiques s’agissant de ses semblables. Et les considérations misanthropes abondent dans les forums des défenseurs des animaux. « J’ai honte d’appartenir à l’espèce humaine » ; « Les humains devraient disparaître de la terre » ; « Les animaux ne sont ni cruels ni pervers, eux ». Simultanément, l’animal est auréolé de toutes les qualités : il est innocent, ne ment pas, ne triche pas, n’est pas cruel gratuitement, etc.

« En réalité, le misanthrope est souvent un humaniste déçu, décrypte Gérard Morel. Il en veut aux hommes de ne pas se montrer dignes de ses espoirs. De ne pas être aussi loyaux, fiables, en un mot, “humains”, qu’ils le devraient. » Et si certains d’entre nous sont plus émus par un oisillon tombé du nid que par un vieux monsieur qui fait un malaise en pleine rue, ce n’est pas par indifférence. Bien au contraire. « Le petit oiseau en détresse éveille aussitôt un réflexe de protection, affirme le psychanalyste. Tandis que l’homme en danger nous terrorise, il nous renvoie à l’angoisse de notre propre mort. Nous préférons donc regarder ailleurs. »

L’idée que, en cas d’incendie, on sauvera son chat ou son chien avant de risquer sa vie pour un humain inconnu ne choquerait probablement pas le philosophe Peter Singer, penseur de la « libération animale », auteur de L’égalité animale expliquée aux humains (Tahin Party 2007). Professeur de bioéthique à l’université Princeton, aux États-Unis, il est le promoteur de l’« antispécisme », une doctrine philosophico-juridique qui prône l’égalité de tous les êtres sensibles et combat l’idée de la supériorité naturelle de l’homme. Selon lui, nous devons prendre en compte les intérêts de l’animal – être bien traité, respecté, vivre en accord avec ses besoins physiologiques et psychologiques, ne pas être tué pour sa viande ou sa fourrure, ne pas être exploité –, car il est notre égal. En prenant quelque distance avec l’idée d’un Dieu ayant octroyé à l’homme tout pouvoir sur le reste de la création et en se rapprochant de Darwin – l’homme est tel qu’il est en raison des hasards de l’évolution –, les thèses de Peter Singer cessent de paraître aussi dérangeantes. Après tout, de quel droit massacrons- nous les autres espèces, les utilisons-nous comme des choses ?

Les vertus du refoulement
Nul n’a jamais lancé de mouvement en faveur des scorpions, des blattes ou des mouches. En dehors des écologistes militants, peu de gens se soucient vraiment du sort des thons. En effet, nous sommes d’autant plus touchés par un animal qu’il déclenche en nous une émotion esthétique. Nous admirons les grands fauves pour leur beauté et leur puissance. Mais nous sommes encore plus émus face à eux quand nous les savons en péril. La baleine qui nage avec son petit nous semble d’autant plus majestueuse et touchante qu’elle est la proie des pêcheurs. En voyant l’ours blanc prisonnier de sa banquise, qui fond par notre faute, nous oublions qu’il pourrait nous massacrer d’un coup de griffes. Surtout que ce spectacle, c’est essentiellement mis en scène avec de belles images à la télévision que nous le contemplons. Mais comment pouvons-nous continuer à nous repaître de petits veaux, agneaux, poussins, « mignons », attendrissants ? En fait, le refoulement, opération psychique qui consiste à enfouir dans l’inconscient les images trop perturbantes, nous protège si bien de la culpabilité qu’en mangeant une escalope, nous oublions totalement que nous sommes en train de dévorer un animal. Une preuve supplémentaire du génie humain ?

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